Entretien

Daniel Hachard : entretien avec Frédérique Ventos, éditrice

Du premier livre Investissement circulaire du centre en passant par Odor jusqu’à la trilogie du Froid, il semble que ce parcours poétique recèle des éléments autobiographiques. L’écriture au fil des livres paraît toujours plus serrée. On suit la vie d’un personnage qui se perd dans la nature dans le dernier livre de la trilogie Le Soleil.

​Malheureusement, c’est autobiographique. Je ne vois pas pourquoi on écrirait si on n’avait pas vécu le manque. L’écriture est plus serrée parce que j’écris un peu ​moins mal. Aujourd’hui, ce que j’écris est moins dans le manque qu’avant, dix-sept ans d’analyse m’ont permis de mener une vie quasi normale. Les thèmes sont donc maintenant, tout en étant toujours autobiographiques, plus sereins et plus philosophiques. Maintenant, je pense un peu plus peut-être que je ne ressens.

Dans Investissement circulaire du centre et Odor, le vocabulaire du corps dans sa crudité la plus extrême n’est pas encore présent à la différence de la trilogie. Il s’agissait plus de métaphores. Dans Odor c’était plus lyrique.

​C’est parce que je n’osais pas et puis quand on commence à écrire, les métaphores c’est plus facile. La métaphore est ce qui tombe sous la plume quand on commence à écrire : Mallarmé dit que l’universelle analogie est l’outil que tous les hommes ont pour analyser le monde. C’est aussi que je n’y pensais pas et si j’y avais pensé je n’aurais pas osé, j’étais plus jeune quoique j’aie osé la violence contre ma famille dans le premier livre Investissement circulaire du centre. Un ami poète de l’époque m’a dit qu’on ne pouvait pas publier ça. Il avait totalement tort puisque si je ne l’avais pas publié à l’époque, je n’aurais pas pu le publier après. Je pense qu’il y a un moment précis pour chaque livre qui ne revient pas et d’ailleurs pour la crudité de La Chair j’ai quand même beaucoup rusé : pour en arriver là je suis parti avec la protection du vocabulaire érotique des libertins du dix-huitième siècle, ce qui était une légitimation de l’excès à venir. Ce poème de règlement de compte dans Investissement étant fait une fois pour toutes, je n’ai pas continué à le refaire jusqu’à soixante-dix ans. Enfin il faut dire que j’ai fait une analyse.

​Odor, c’était important. Le premier livre, c’est un premier livre, Investissement n’est peut-être pas si formidable mais j’étais content d’avoir réussi à le faire. Je ne pouvais pas faire plus mais au début je croyais que je n’arriverais à rien. C’est sûrement un peu trop métaphorique mais au moins c’est un poème pour ma libération. Mais Odor, c’est autre chose. C’est un très long poème qui s’est imposé en tant que renaissance comme une chronique de mon analyse. Au lieu de tenir un journal d’analyse comme souvent, c’est un poème d’analyse, c’est l’enthousiasme pour l’analyse commençant à porter ses fruits. C’est l’évocation d’une enfance malheureuse, c’est l’accusation d’une famille et la découverte d’une autre vie qui n’est possible que par l’analyse puisque la vie d’avant totalement horrible paraissait normale. Le style est très lyrique, peut-être moins abouti que dans les livres suivants. Il a été très bien reçu : une jeune femme me disait qu’elle l’avait toujours dans sa poche comme un galet qu’on caresse. Mon but était atteint. Aucun de mes livres ne répète un autre et c’est pour ça qu’ils sont peu nombreux. Chacun de mes livres a un plan complexe.

Dans certains passages de la trilogie, l’écriture est brève, sèche, rugueuse puis devient longue, théâtralisée, lyrique. Pour le lecteur, ces rythmes surprennent. Ces contrastes secouent. Le poème de La Tangibilité de la chair dans le livre La Chair nous parle d’une intimité de l’acte d’amour physiquement très forte. Tu entraînes le lecteur dans une spirale sans fond qui épuise.

​Oui, il y a des contrastes car ma première passion est Saint-John Perse. C’est l’envie d’écrire de grands poèmes théâtralisés et puis mon autre passion c’est Guillevic, écrire de petites concrétions serrées où tout serait dit en trois fois rien. Les deux mêmes besoins perdurent. Le désir d’écrire une grande strophe par livre, ça vient de Saint-John Perse. Dans chacun de mes livres, il y a une grande strophe complexe rythmiquement sauf dans Le Soleil qui lui est minimaliste et calligrammatique car il veut rendre spacialement l’architectonie d’un immense tableau qui est le chef-d’oeuvre de Seurat : " Un Dimanche d’été à l’Ile de la Grande Jatte ". C’est pour ça que les mots sont perdus dans le blanc : le blanc c’est le soleil.

​Dans La Chair, j’avais en tête une phrase de Duras. Cela devait être impossible d’écrire un livre pornographique sans des péripéties, des personnages, tout un bric-à-brac convenu et fantasmatique. Et alors, j’ai voulu l’écrire sans rien, sans aucun romanesque, la pornographie à nu, ce que c’est à l’arrivée. Si c’est reçu avec enthousiasme parfois, c’est quand même souvent violemment rejeté parce qu’il n’y a pas les ingrédients habituels. Au début quand j’ai commencé le livre, ça n’y était pas et puis, je ne sais pas comment, le poème s’est imposé comme pornographique. Je n’ai pas d’explication. C’est peut-être parce que j’ai mis du vocabulaire libertin et puis le vocabulaire qui était rare au départ a entraîné une pornographie totale. Je le voulais inconsciemment. Il fallait s’accrocher pour le finir surtout que j’étais allé très loin dans l’obscénité. Philosophiquement c’est une vision pessimiste du monde, il est trop tragique et alors on peut s’imaginer que l’érotisme va donner un repos et finalement le personnage, plus il veut être dans la fusion, plus il se retrouve dans la solitude. Quoiqu’à la fin, il y a une petite accalmie. J’en avais besoin car le poème était trop négatif.

A la lecture de L’Autre, je pense que tu es arrivé à une limite dans l’écriture pour exprimer l’intimité du corps de ton personnage. On vit le drame ontologique.

​Le personnage ne peut plus communiquer et son corps c’est sa télé. Son corps devient sa seule expérience. Il est dans une grande solitude. Je pousse le vécu à des conséquences fantasmatiques. C’est de la littérature. Le projet c’est de faire Bashô en physiologie, c’est-à-dire que le sentiment de la nature et des saisons devient le sentiment du paysage physiologique donc les saisons ce sont les excrétions et la sueur. C’est aussi un projet théorique. J’ai un carnet entier de notes pour serrer le style avec des tonnes de règles : antépositions, distribution précise d’un certain champ sémantique comme par exemple soleil, soleils, hélianthes, soleil des loups, participes présents ne se rapportant pas au sujet. Tout cela instaure un suspens du temps. Ce livre est fait il y a longtemps et pour moi également il est maintenant insoutenable. C’est dire comme j’étais fou à l’époque mais c’était une nécessité de le faire.

​L’homme est un être pour la mort et en sachant ça, il faut quand même faire plein de choses. Et puis comme dans la peinture de Rustin, fragilité, déréliction, animalité, absurdité, incommunicabilité : voilà le lot commun que la majorité des gens refuse de voir et que Rustin leur montre. Donc ils disent ce n’est pas nous, ce sont les fous mais depuis Baudelaire on sait que nous sommes tous plus ou moins fous.

Ton écriture nous renvoie à une poésie plastique visuelle et plus particulièrement dans La Chair et Le Soleil tant par le style que par le vocabulaire. Dans Le Soleil, on a le sentiment très fort que le personnage entre dans un tableau de Seurat et nous avec. La référence au tableau L’Ile de la Grande Jatte est là bien précise. L’écriture est tout en lumière, en couleurs.

C’est l’idée de faire des poèmes plastiques avec beaucoup de couleurs, une matière minérale ou métallique comme des poètes géniaux maintenant oubliés : Leconte de Lisle et de Hérédia. Je veux faire Mondrian en poème mais ce n’est pas vraiment possible mais on peut essayer, d’où ma passion pour les haïkus tout en sachant que l’on n’est pas boudDH.jpgiste. C’est un double hommage : à " L’Ile de la Grande Jatte " de Seurat car c’est un des rares tableaux complètement heureux de la peinture occidentale que je connaisse et puis je ne suis pas seul sur " L’Ile de la Grande Jatte "  puisqu’avec moi il y a André Hardellet. Pour les connaisseurs de cette oeuvre secrète, beaucoup de clins d’oeil les auront alertés. Hardellet est présent car il exprime le désir absolu du bonheur.

La grande strophe du deuxième poème Amour dans L’Autre est scientifique. Comment l’as-tu construite car elle est extrêmement précise ?

​C’est l’analyse de la matière par la science à une époque précise et les mots qui nomment les particules élémentaires assemblés créent un poème absolument fantastique. J’ai des souvenirs, j’essayais avec une dizaine de livres de l’écrire la nuit pendant des semaines et j’ai cru devenir fou car je ne pouvais pas tout comprendre. Alors on m’a présenté un des plus grands physiciens des particules au monde et il a fallu encore des semaines pour le construire avec lui dans la cohérence scientifique et stylistique et quand j’ai eu la dernière version du poème en sortant de chez lui je suis allé dans mon salon de thé et le bonheur d’avoir réussi, d’avoir fini cette immense strophe était tellement grand que j’étais groggy et que je me suis endormi soudainement. C’est en même temps une déclaration philosophique radicale : le monde entier est matière.

Concernant la trilogie, tu as reçu des critiques. Certaines sont chaleureuses, d’autres violentes. Des lecteurs et plus particulièrement des lectrices ont dit de La Chair que c’est un poème d’amour à la différence d’autres qui ont eu un rejet d’une violence inouïe. Comment vivre cela ? La solitude d’un artiste est une chose mais le rejet en est une autre.

​Quand on aime je suis content, quand on n’aime pas je m’en fiche. A l’époque j’étais tellement sûr que c’était bien. Je me rappelle une amie psychologue horrifiée par ce que je lui lisais qui cassa une pile d’assiettes. Cela m’amusa beaucoup. C’est vrai, c’est un poème d’amour et justement une amie peintre m’a dit : « Je voudrais être aimée comme ça. » Le rejet je m’en fichais et maintenant je suis dans une vie qui me permet de m’en foutre toujours. Le rejet, ça ne me fait ni chaud ni froid.

Tu as été soutenu par tes confrères. Cela a-t-il été déterminant pour continuer ton travail ?

​Oui parce qu’une nuit j’ai cru que j’étais allé beaucoup trop loin. Dans l’emploi de mots crus, obscènes, vulgaires et que c’était finalement devenu illisible. En pleine nuit j’ai appelé Bernard Noël qui m’a dit que tout allait bien. Et puis Bernard Vargaftig m’a écrit des compliments stimulants et sans oublier Pierre Oster. Cela faisait suffisamment de soutiens pour continuer. Mais sans eux, qui sait ! Et aussi Fred Deux m’a soulevé du sol en me disant que c’était merveilleux. Il fait deux mètres et je planais littéralement.

Il y a une cohérence dans ton oeuvre poétique depuis le premier livre. Y vois-tu une démarche comme Walt Whitman, c’est-à-dire que tous tes livres n’en font qu’un.

​C’est le même projet que Walt Whitman. Tous les livres ne font qu’un seul Livre qui est l’expérience d’une vie pour que les jeunes vivent mieux plus vite. Tous les livres forment comme dit Pierre Lecuire l’arbre des livres ou, si l’on veut, tous les poèmes sont organisés depuis l’origine selon un plan comme La Recherche de Proust. Il y a une construction organique. Il vaut mieux vivre mieux plus vite que plus tard et je crois que les livres y contribuent, surtout quand tu es jeune. Adolescent, un livre peut être une bouée.

Comment viennent tes poèmes ?

​Ils ne viennent pas parce que ce ne sont pas des poèmes au sens où on l’entend communément puisque je suis le fameux plan et quoiqu’il arrive d’autre je peux écrire un poème pendant quinze ans suivant la tonalité de ce poème. Si ce poème est gai, si ce que je vis est triste, je continue d’écrire gai. C’est pour ça que ce n’est pas un poème de l’instant.

Peut-on être aussi ambivalent dans la vie quotidienne ?

​Oui bien sûr car Mallarmé a dit que qui écrit tourne l’épaule à la vie, plutôt moins que plus j’espère pour moi. Quand j’écris je ne vis pas le quotidien. Dès le moment ou je continue d’écrire le poème, je ne suis plus dans le quotidien, un peu comme Delvaux dans son tableau qui dit qu’il vit dans son tableau tant qu’il le fait et que quand le tableau est fini tout s’écroule et vivement le nouveau tableau, sauf que j’ai moins de mal que lui à en sortir. Maintenant, je vis dans une relative normalité.

Le carnet semble indispensable dans ta vie de tous les jours. Quelles sont les relations avec ce petit carnet noir gardé constamment dans la poche de ta chemise, que représente-t-il ?

​Le poème n’est pas dans l’instant mais les sensations le sont. Or, les sensations sont le seul matériau pour construire le poème. Si je n’ai plus de sensations satisfaisantes, dynamiques, heureuses, je ne peux plus écrire sur mon petit carnet noir, ce qui m’est arrivé dans une ville du Sud que j’ai dû quitter, le carnet est resté vierge pendant un an. Et je me suis foulé la cheville, cassé trois côtes, fait casser un doigt par un chauffard, toutes sensations non utilisables pour moi. Il me fallait partir urgemment de cette ville. Comme le poème s’écrit pendant des années, les sensations nouvelles introduites dans le déroulement l’enrichissent et le transforment. Il n’y a pas d’écriture d’un jet, l’écriture est construite par strates un peu comme un tableau de Balthus et c’est ce qui donne une profondeur spéciale. Par strates pendant de longues années et parfois l’effet est un peu comme chez ce dernier, un morceau inachevé qui reste au milieu de l’achevé et qui donne une sensation du temps qui n’est pas celle de Pollock. Chez Pollock il n’y a pas de temps, à l’inverse chez Balthus le temps est une composante de l’espace. Je ne peux pas vivre sans ce carnet.

As-tu un carnet pour chaque livre ? Les gardes-tu tous ?

​J’ai un seul carnet pour tous les livres et j’en reprends un autre puis un autre quand je n’ai plus de place pour écrire dedans. Je garde tous les carnets parce que j’ai peur qu’il soit resté dedans une perle que je n’aurais pas vue et que je serai incapable de refaire. Tous les trois mois, je vais mettre dans la chemise de La Demeure les sensations pour La Demeure et dans celle du Coeur, les sensations pour Le Coeur, dont je me servirai plus tard pour les exploiter. J’ai des tonnes de chemises. Si je perds le manuscrit d’un livre en cours je ne pourrai plus le refaire, je serai incapable de le réécrire. Les petits carnets sont devenus un foutoir et il n’y a que les sensations dedans et toute la construction du manuscrit à partir de ce matériau de base qui a commencé par exemple il y a quinze ans serait impossible à refaire en trois semaines, trois mois, trois ans. Ce serait le drame.

Tu ne travailles pas sur ordinateur. Pourquoi

​J’ai besoin de la sensualité du papier vergé gris perle, de l’encre noire et de manipuler de bons petits outils comme une plume Montblanc en or très large avec une bonne ouverture pour que l’encre coule d’une manière épaisse, un Cross en argent, des Staedtler 2B ou 3B, des ciseaux. Je découpe un morceau pour la strophe et le colle. C’est mon coupé-collé manuel. Et puis j’adore enluminer la feuille avec les ratures et les variantes avec un crayon rouge et un bleu, rouge et bleu : premier accord de la peinture occidentale. Mon bureau, c’est mon antre. Tout est toujours par terre. Tout revient à terre même après un rangement. Ce lieu est consacré à l’essence de l’écriture : synonymes, régimes prépositionnels, avec les dictionnaires. C’est le travail fondamental et le reste du temps pour écrire, je suis dans la cuisine avec les chats, compagnons dont je ne pourrais me passer.

Avais-tu des endroits élus qui te permettaient l’écriture de la trilogie, as-tu des souvenirs de cette longue écriture ?

​Oui bien sûr. J’allais au cinéma à vingt heures tous les jours, après je travaillais de vingt-trois heures à trois heures du matin et puis après je dormais jusqu’à midi. Après, salon de thé et brouillons sur Le Monde. Des cocons partout et écrire dix heures par jour et je déposais même un carnet sur ma table de nuit car j’avais peur que quelque chose vienne dans mon demi-sommeil et que je l’oublie.

​Oui j’ai des souvenirs forts pour chaque poème. Bruissements : j’ai écrit le moment le plus fort qui parle de la splendeur d’un soir d’été pendant un splendide soir d’été alors que j’étais dans ma voiture garée devant chez mon analyste. Aimer : un serveur me voyant écrire l’a lu et a été bouleversé. La Tangibilité de la chair : j’étais tellement habité par l’écriture que je n’arrivais plus à me concentrer sur le film que j’étais allé voir à l’Olympic. Corps : il y avait plein de règles syntaxiques et par cette complexité je voulais donner des moments de sensations limites. J’en avais trouvé une exceptionnellement complexe : une sensation quand quelqu’un t’effleure le corps en passant dans un restaurant. Amour : c’est la strophe scientifique, on n’en voyait pas le bout mais j’en ai déjà parlé. Aube : je voulais donner mon interprétation exacerbée et presque hallucinatoire du souvenir de Bergman dans l’Allemagne nazie. Le Poème dû à Seurat : c’est le moment ou je suis allé voir la copie du tableau au Centre américain à Paris. Plomb brûlant : c’est quand j’ai eu l’idée d’écrire un poème sur le soleil avec les morceaux parlant du soleil dans mes livres anciens et tout se tenait comme si je l’avais écrit d’un jet. Soleil : c’est mon entretien à Versailles dans un immense parc avec la spécialiste des tournesols afin de connaître exactement l’évolution du tropisme du tournesol. A un moment, il ne tourne plus et il est abandonné par le soleil.

En t’écoutant, tu paraissais à cette époque hors de tout, solitaire ?

​Oui puisqu’à l’époque c’était la planche de vivre de Char. J’écrivais mû par les manques. Cependant, j’avais une vie professionnelle mais j’étais totalement habité par l’écriture, déconnecté du réel.

T’arrive-t-il de relire ton poème de la trilogie ?

​Non, non, mais je l’écoute puisqu’on le lit. C’est trop loin. Par contre, il y a des morceaux très présents que je peux citer presque par coeur.

As-tu le sentiment d’appartenir à un milieu littéraire ?

​Non, je ne fréquente que des peintres et puis Joyce a dit que chaque créateur est une île. J’aime passionnément la peinture. Un poète et un peintre, c’est comme un homme et une femme, c’est complémentaire : les fameux alliés substantiels et puis j’ai besoin des tableaux chaque jour pour vivre, pour écrire et maintenant peut-être que je regarde plus les tableaux que je ne lis de poèmes.

Tu dis ne lire que des poèmes. Pourquoi ?

​Suivre la vie de personnages comme dans la vie, quelle fatigue. Je demande à l’art d’arrêter le bruit du monde.

Pourtant tu aimes Pierre Michon

​Ce ne sont pas des romans, ce sont des poèmes avec un rythme tellement spécial, rapide et lent, qui crée un vertige. De plus il parle des peintres.

Qui lis-tu d’autre ?

​Franck Venaille dont les poèmes sont un immense fleuve de l’intime. Les Japonais, Takuboku pour son évocation si poignante de la déréliction, Hosaï pour la même évocation avec en plus un humour inouï, Georg Trakl pour ses poèmes impersonnels, au vocabulaire simple, colorés et hallucinatoires, Tomas Tranströmer qui est un poète total. C’est banal ce que je dis mais il met en relation tout ce que l’on n'a pas mis en relation soi-même, ce qui est une définition de la poésie. Emily Dickinson, un sommet dans l’immanence, la présence, le temps résolu en espace et ce fantasme de la vie recluse dans sa maison et son jardin, ce monde si réduit et si vaste à la fois faisant naître dans sons corps chaque jour des poèmes d’une densité et d’une fulgurance incroyables. Très longtemps mon désir était de vivre non pas reclus comme elle mais un peu tout de même dans une grande maison. La maison fusionnant avec le corps. Emily a toujours été mon idéal du moi. Ma névrose m’a toujours poussé à cette chose difficile pour les gens qui m’entourent dans le quotidien : être une seule chose, l’excellence dans cette chose car dès que je m’éparpille, je perds mon identité. Emily est, avec folie bien sûr, une personne fusionnant avec sa maison et n’étant plus qu’une seule chose dans l’excellence. Je lis également beaucoup d’études sur la peinture.

Quelles sont tes références de départ ?

​Saint-John Perse pour ses immenses poèmes : drogues sonores et constructions d’un monde parallèle à la fois tragique et sensuel. Apollinaire c’est un souvenir très fort. Je l’ai lu complètement au bois de Boulogne au café de la Grande Cascade pendant des mois en étant très heureux sans un rond (petit guimbarde jaune minable pour y aller). Le café était très cher mais je me disais comme Jean-Roger Caussimon que Guillaume était à mes côtés et tous les autres autour à la grande cascade en costard, pleins de fric, il sont tellement cons ! Il y a aussi les êtres de langage de Mallarmé, ce sont des poèmes qui parlent bien sûr du monde mais tellement serrés qu’ils se suffisent à eux-même en tant que langage autonome. Et Alain Cuny m’a dit : « Cher ami, Saint-John Perse, vous n’y songez pas, c’est formel, c’est esthétisant, lisez Rilke. » Et j’ai lu et bien sûr, Rilke c’est le coeur du coeur.

Quel est ton premier souvenir fort en poésie ?

​Sûrement pas à l’école ! Je pense que c’est Saint-John Perse. Je ne comprenais rien mais je sentais que c’était merveilleux. Quoiqu’il y a eu un poème de Rimbaud écouvert à l’école primaire. Là un instituteur a pris Le Buffet. Oui, c’est ça le premier poème fort que j’ai découvert. On était ailleurs : « de fichus de grand’mère où sont peints des griffons ». Qu’est-ce que c’est ? Je me suis interrogé. Ouvrir ce buffet, c’était un trésor. Rien à voir avec les poèmes formatés que l’on nous faisait ingurgiter à mon époque et encore aujourd’hui quand je vois mon fils me ramener ce qu’il doit apprendre ! Mais il y a toujours de bons professeurs et chaque année, dans l’école puis aujourd’hui dans le collège de mon fils, on me demande de faire une intervention sur la poésie et les enfants y aDH.jpgèrent fortement. Je le fais avec plaisir.

Pourquoi ce choix d’être poète ?

​Il n’y avait rien au-dessus. Le poète est l’homme qui est arrivé au sommet de l’humanité, qui est une seule chose parce qu’il vit totalement sa pratique et puis ce qu’il apporte aux autres est fondamental. On ne peut imaginer une société sans poète. Enfin il peut y avoir aussi grand ailleurs, un physicien des particules, un chirurgien du cerveau mais ce n’était pas dans mes compétences. Comme je n'étais pas très bon au départ, il a quand même fallu que je travaille énormément. J’ai un souvenir très fort : avec un ami alors que j’étais parti à Rouen avec Desnos dans ma poche, je pensais que je serais un jour aussi génial que lui et que j’aurais tout.

Il semble que tu n’avais pas d’autre choix ?

​Au début, je pouvais avoir le théâtre comme métier ou le cinéma mais étant très obsessionnel, je voulais dans ma création être seul maître à bord. J’ai donc décidé du jour au lendemain que je serais poète à temps plein pour devenir un grand poète. Et puis la poésie est la création éternelle par excellence avec la peinture.

Avais-tu un autre métier ?

​Avec l’argent de ma mère, de mes tantes et d’amis j’ai pu dégager un temps précieux. Mais j’ai toujours travaillé pour gagner de l’argent mais ça me faisait beaucoup souffrir. Professeur de théâtre, metteur en scène, directeur de conservatoire, dramaturge, coach, animateur de poésie, critique littéraire chez Larousse. Mais enfin je n’en ai pas beaucoup gagné. J’en ai gagné plus à une époque au poker.

Quelle est ta formation ?

​Une formation d’homme de théâtre. Quand on vit dans une banlieue spongieuse comme dit Hardellet, avec mère abusive, père absent et qu’il y a une MJC dans le coin, le choix s’impose : cours de théâtre. J’ai rencontré un professeur exceptionnel Robert Moulin qui m’a fait naître vraiment. Donc après : comédien, metteur en scène, etc. Et pendant ce temps je faisais des études de sociologie à Nanterre jusqu’à la maîtrise sur le théâtre brechtien non passée car je suis entré à l’école de théâtre de Jacques Lecoq qui vous ouvrait mille portes et basait tous les arts sur l’analyse du mouvement. Il m’a beaucoup apporté et c’est peut-être là d’ailleurs que j’ai pensé que l’écriture était le sommet des arts. J’ai quand même mis longtemps pour arriver à bien écrire. Un jour un comédien dont j’ai oublié le nom écrivait aussi des poèmes et une amie chanteuse me dit : « Tu sais truc, il vient d’avoir le prix machin en poésie. » Alors moi je n’étais pas encore édité. Franchement j’aurais tout cassé. En quittant l’Ecole Lecoq le midi, j’allais fréquemment dans un petit restaurant avec un camarade et il y avait les putes du quartier plus très jeunes qui mangeaient à côté de nous. Je leur écrivais des poèmes et elles pleuraient et ce camarade me jalousait pour cette virtuosité et cette connivence. Franchement, je ne sais plus ce que j’écrivais. C’était mes premières lectrices, donc c’était aussi des obsédées textuelles comme moi.

Quel est le statut du poète dans notre société occidentale pour toi ?

​Inexistant, sauf dans les pays de l’Est. Là, il y a une tradition, on va en Hongrie le dimanche et dans un square il y a une centaine de personnes qui viennent écouter un poète. Pour le peuple arabe aussi, Mahmud Darwich est plus célèbre qu’Arafat. En Irlande les gens partent le matin avec un poète dans leur poche mais il est question de leur indépendance. Le plus grand essor de la poésie en France, c’est la poésie de la Résistance. Mais depuis, la poésie s’est mise à la traîne des sciences sociales et a créé une poésie hermétique que les lecteurs ne peuvent accepter. La seule solution nous la reprendrons une fois de plus à Balthus : si la poésie veut être accueillie, elle doit être savante et populaire à la fois.

Ta relation à la peinture est très présente. Quelle influence la peinture a-t-elle sur toi ? Est-ce une préoccupation quotidienne ?

​Quand j’étais enfant, ma tante me donnait les reproductions éditées par la Loterie Nationale. Des tableaux du Louvre. Donc j’en avais quelques dizaines et je les regardais inlassablement durant des heures. Dans ces moments là, enfin le monde était beau dans un sinistre petit appartement de banlieue.

​Je voudrais avec un poème arriver à créer une présence immanente aussi forte que celle de la peinture, c’est-à-dire que l’émotion immédiate enclenche la pensée, ce que je ressens dans les bons tableaux et ce qu’on ressent dans les bons poèmes. On a l’impression qu’il faut rentrer dans le bon poème tandis que la bonne peinture, elle rentre en moi sans effort à fournir. Or les mots c’est un peu la carte et non le territoire, donc quand je fais des tercets qui sont des adaptations du haïku à l’Occident, j’ai l’impression que la raréfaction des mots organise une présence plastique qui est aussi déjà là dans la mise en page puisqu’il y a deux tercets par page avec un blanc entre les deux calculé pour créer attraction et tension et je n’emploie plus que les mots les plus simples et les plus polysémiques avec très peu de tropes et je m’imagine comme ce fou de Mondrian que ça va parler au monde entier. Je suis encore plus fou puisque si les trois couleurs fondamentales sont universelles et encore, pour être lu par un Japonais, il faudrait que je sois traduit et pour l’instant je ne supporterais pas de l’être. C’est toujours l’idée de créer une oeuvre universelle, ce qui n’est pas possible. Mais profondément, idéalement, quelqu’un qui veut lire un poète devrait apprendre la langue du poète comme le fit Mallarmé pour Poë et sa traduction de Poë est la plus extraordinaire car elle est littérale. Les fantasmes de l’écriture, c’est s’adresser à tout le monde et arrêter le temps, c’est-à-dire ce couple diabolique : universalité, éternité. Au moins le poème a évacué la narration donc la mort au travail comme a dit Cocteau et sa lecture comme a dit Valéry est une danse donc un investissement circulaire du centre et là quand même le temps succédant au temps n’est plus là. Il y a un peu du temps résolu en espace. On est comme dans la grande peinture dans le suspens, ce qui atteint un sommet chez Balthus.

​Comme je voulais avec les mots dire ce qu’on ne disait pas, l’indicible, eh bien quand j’ai vu la première image de Jean Rustin, ça a été un grand choc. Il faisait ce que j’avais fait et ce qui a été merveilleux, c’est qu’après la lecture du manuscrit de la trilogie, il s’est reconnu dans les poèmes qu’il a accepté d’illustrer et on a pu dire, comme pour Zoran Music, que Rustin est allé aussi loin qu’on pouvait aller. J’espère avoir fait de même.

​J’aime écrire des poèmes sur les peintres et j’essaie à la fois de les écrire comme Eluard dans un élan fantasmatique et de cerner la peinture esthétiquement et techniquement comme ferait un critique. C’est un vrai plaisir. A l’arrivée il y simultanément une création purement poétique donnée par la contemplation des tableaux et une analyse esthétique et technique de ce que cette peinture a d’unique. C’est peut-être pour cela que souvent les peintres me disent que je suis le premier a être allé au centre de leur peinture.

Quels sont tes projets littéraires ?

​Finir le Livre ! Je suis lent, très lent. Il faut que je sois épuisé pour que je pense que c’est bon. La suite du grand Livre, c’est la chronique d’une renaissance par l’amour et la paternité. Toute la fin du Livre c’est un peu complexe, je ne sais pas encore comment je vais faire. Je voudrais arriver à faire une synthèse. Un des derniers livres, c’est difficile à exprimer. Tu peux fuir dans l’art parce qu’il y a une incapacité à vivre le réel mais faire une synthèse entre une vie quotidienne et les tableaux de Vermeer c’est mon but. Ce que je sais, c’est qu’un de mes derniers livres sera sur lui car c’est un fantasme. Il n’a laissé aucun dessin, aucun écrit, juste trente-trois tableaux qui sont trente-trois perles.

Tu te situes de quel côté en tant que poète ? Il y a des écoles : surréalisme, objectivisme, expressionnisme …

​Je suis un poète lyrique, je parle de moi, j’écris ce que je ressens et je dis je et ce que je désire pour les hommes. C’est vrai que certains disent de mes poèmes qu’ils sont expressionnistes. C’est que parfois ils peuvent être violents, pleins de couleurs avec un rythme tendu mais ce n’est pas expressionniste au sens strict : ce n’est pas une subjectivité exacerbée désorganisant la syntaxe par saccades.

Hiver 2011